Il n’y a pas seulement la Charte de la langue française qui protège les droits linguistiques des francophones et des anglophones au pays, il y a également la Loi sur les langues officielles. Adoptée en 1969, mais modernisée en 2023, cette loi fédérale exige que l’ensemble des tribunaux canadiens traduise leurs décisions dans les deux langues officielles. Bien que la Cour suprême du Canada traduise toutes ses décisions en français et en anglais depuis 1969, ce n’est pas le cas de celles précédant l’adoption de la loi. Selon le commissaire aux langues officielles du Canada, le fait de ne pas rendre disponibles ces décisions dans les deux langues constituerait une infraction de la loi.

En principe, la Loi sur les langues officielles ne s’appliquerait pas aux décisions rendues avant son adoption. Cependant, le commissaire aux langues officielles a conclu dans un rapport que les choses sont différentes lorsque les décisions se retrouvent en ligne puisque la loi exige l’usage des deux langues dans les communications administratives des institutions fédérales avec le public.
Sur cette base, le groupe Droits collectifs Québec (DCQ) a déposé une requête à la Cour fédérale pour obliger la Registraire de la Cour suprême à traduire en français les quelque 6000 décisions rendues avant 1969 en anglais seulement. Avant l’adoption de la loi, les décisions étaient rédigées uniquement dans la langue dans laquelle l’affaire avait été plaidée.
Un manque de moyens
Si l’unilinguisme de ces milliers de décisions en ligne contrevient à la Loi sur les langues officielles, comme le soutient le rapport du commissaire, pourquoi la Cour suprême refuse-t-elle de toutes les traduire? Essentiellement pour une question de moyens et de coûts, a expliqué le juge en chef de la Cour suprême, Richard Wagner, lors d’une conférence de presse en juin 2024.
Une position que la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law a qualifiée de décevante. La fédération estimait « que certaines décisions clés encore utilisées aujourd’hui comme jurisprudence pourraient être traduites », peut-on lire dans un média francophone de l’Ontario.
En novembre dernier, afin de contourner la requête de DCQ, la Registraire a retiré de son site Web les décisions non traduites. La Registraire a en revanche indiqué dans un communiqué que les décisions les plus importantes d’un point de vue historique ou jurisprudentiel seront traduites et de nouveau accessibles sur leur site Web au cours de l’année 2025.
« Ces décisions n’auront toutefois pas un caractère officiel, étant donné qu’elles ne peuvent pas être approuvées par les juges qui les ont rendues, ceux-ci étant tous décédés », précisait le communiqué.
Utiles ou pas?
Selon les propos rapportés par divers médias, Richard Wagner a soutenu que l’intérêt juridique pour ces décisions précédant 1969 est minime, puisqu’elles seraient peu ou pas utilisées devant les tribunaux. L’une des raisons? L’évolution rapide du droit, surtout depuis l’adoption en 1982 de la Charte des droits et libertés.
Le président de DCQ, Daniel Turp, a rejeté cet argument. Lors du dépôt de leur requête devant la Cour fédérale, le juriste et ex-politicien aurait pris l’exemple de la décision Roncarelli c. Duplessis, datant de 1959. Cette décision serait un important jalon juridique dans l’affirmation de la liberté de religion, rapportait un article de La Presse daté du 8 novembre 2024. Selon Daniel Turp, cette décision a été citée 1317 fois par les tribunaux, dont 30 fois en 2024, ce qui démontrerait son importance d’un point de vue historique et jurisprudentiel.
Les propos du juge en chef Richard Wagner ont également fait réagir Patrick Taillon, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval, où il enseigne le droit constitutionnel et le droit administratif. Dans une chronique publiée dans La Presse, le professeur a souligné l’importance des précédents judiciaires dans un système de common law. Il a aussi rappelé une décision de la Cour suprême de 1985 qui avait exigé la traduction de toutes les lois et les règlements adoptés au Manitoba entre 1890 et 1985. La Cour suprême a imposé cette traduction « sans égard au coût ou à la “valeur juridique minime” de ces textes plus anciens », a-t-il écrit avec une pointe d’ironie.
La common law : what is that? La common law est un système de droit qui s’applique dans toutes les provinces canadiennes, à l’exception du Québec. Elle tire son origine des décisions des cours royales de justice de l’Angleterre rendues depuis la conquête normande de 1066. Ainsi, contrairement au droit écrit dont les sources sont législatives, la common law s’est formée à partir des décisions rendues par les tribunaux d’où l’on a dégagé graduellement des principes et des règles de conduite. De nos jours, la common law englobe aussi bien les lois du pays que la jurisprudence. |